LA PSYCHOLOGIE DU TOTALITARISME 3/3
Ariane Bilheran Ph.D.

Série en 3 épisodes, publiés par L’Antipresse, n°288, 06 juin 2021
https://antipresse.net 

Épisode 3.
Contagion délirante et alliances psychiques, 
sortie du délire

Ariane Bilheran, normalienne (Ulm), philosophe, psychologue clinicienne, docteur en psychopathologie, spécialisée dans l’étude de la manipulation, de la paranoïa, de la perversion, du harcèlement et du totalitarisme.

« La liberté est ce qu’il y a de plus intime, et c’est à partir d’elle
que s’élève tout l’édifice du monde de l’Esprit ».
Hegel, Principes de la philosophie du droit, « Cours de philosophie du droit de 1831 ».

Pour entrevoir une issue au totalitarisme, il nous faut comprendre comment les esprits ont été emprisonnés dans la folie paranoïaque. Cela suppose de rendre intelligible le phénomène de contagion délirante[1], et de mettre en lumière les interactions psychiques inconscientes qui s’allient pour promouvoir l’idéologie.


La paranoïa est une pathologie contagieuse, qui érode les liens traditionnels[2] pour soumettre les psychismes à de nouveaux liens, ceux de l’idéologie[3]. 
Il faut d’abord comprendre (et je ne pourrai rentrer ici dans le détail d’un processus psychique fort complexe) que le psychisme tend à se défendre face à la violence du harcèlement, de la propagande médiatique et de la terreur. Pour cela, il érige des remparts qui lui permettent de tolérer une réalité insoutenable, parmi lesquels : le déni, le refoulement, la banalisation, l’idéalisation, le clivage, la projection, la radicalisation, l’interprétation, l’isolation, la décharge dans le passage à l’acte, l’automatisation des faits et des gestes, l’anesthésie affective, le désinvestissement[4]… Ces « mécanismes de défense » érodent la lucidité de l’individu. En particulier, le déni est une impossibilité absolue de se représenter la violence de ce qui se passe, jusqu’à rendre hermétique à toute argumentation ou évidence des faits. Je précise que ce processus psychique n’a rien à voir avec l’intelligence, mais concerne les « plus fragiles » psychologiquement, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas les ressources internes suffisantes pour résister à une telle distorsion interprétative du monde : la majorité des êtres humains. Car il faut une force psychique hors du commun pour parvenir à garder un raisonnement sain dans un monde qui devient fou, où les repères sont inversés, la vérité travestie en mensonge, et les innocents désignés comme coupables, tandis que les coupables exercent une terreur indécente, au nom du bien du peuple, et de jolis idéaux tels que « la santé pour tous » ou « la protection de nos aînés. » La contagion délirante opère à partir de ces remparts, rendant l’individu perméable à l’idéologie, et désormais adepte inconditionnel de la secte totalitaire. 

Il existe une hiérarchie des profils psychiques dans l’accès aux fonctions structurantes de civilisation que sont la symbolisation et la sublimation[5]. Nous pouvons déjà distinguer ceux qui ont structurellement intégré les tabous fondamentaux de l’interdit du meurtre et de l’inceste (et leurs dérivés : calomnie, envie, transgressions sexuelles etc.), et les autres. Ces derniers, qui ne sont plus tenus par une structure extérieure, sont alors « activés » par le délire paranoïaque, qui les autorise désormais à passer à l’acte, sans plus aucune répression légale, pourvu que l’action mortifère et transgressive s’inscrive dans la lignée dogmatique de l’idéologie. C’est ainsi que, sous propagande, des profils pervers peuvent torturer impunément (cf. Klaus Barbie), des profils paranoïaques peuvent disséminer la terreur[6], et des psychopathes, être utilisés comme des mercenaires du régime. 

Les névroses ordinaires[7] sont fragilisées, c’est-à-dire qu’en temps « normal », des personnes se comportant de façon respectueuse des interdits fondamentaux, peuvent, à la faveur d’une idéologie totalitaire, régresser, et notamment sur un mode pervers. En clair, le système totalitaire, par sa dimension délirante massive, fait décompenser des pervers en paranoïa, et régresser des profils névrosés, en perversion, la perversion étant une sorte d’ultime digue psychique pour ne pas sombrer dans le délire (cf. Racamier). Le déploiement du système totalitaire entraîne donc la survenue de nombreux abus de pouvoir et actes sadiques, commis par des chefaillons qui se révèlent. Et l’on se demande alors comment ce bon père de famille, d’ordinaire si agréable, et connu depuis si longtemps, est devenu capable de tant d’atrocités… Je rappelle que la perversion[8] est l’exécutante consciencieuse et habile de la folie paranoïaque. 

Le paranoïaque définit la stratégie, quand le pervers déploie la tactique. 
Les autres profils névrosés, plus rares, sont tout de même fragilisés, jusqu’à nourrir des dépressions et des idées suicidaires, ou encore convertir leur angoisse en névrose obsessionnelle grave : l’individu fonctionne sur un mode automatisé, par des attitudes ritualisées, qui l’empêchent de penser sa fonction dans l’ensemble du système, comme Eichmann qui ne faisait que s’occuper de ce que les trains arrivent à l’heure. L’individu préfère en effet être entraîné dans la régression psychique collective, plutôt que d’affronter l’épreuve de la solitude, de la perte et de la séparation (épreuve à laquelle le philosophe traditionnel est généralement aguerri). Ainsi, dans des situations incitatives, hors normes, les auteurs d’actes barbares sont aussi des « honnêtes gens », aux profils obéissants. 
Seuls trois types de profils résistent au déferlement totalitaire : 

  • Des « anti-sociaux », déjà habitués à ne pas se soumettre aux règles du monde qu’ils interrogent toujours avec une grande vitalité, 
  • Des personnes ancrées sur terre avec un bon sens paysan qui les vaccine contre toute idéologie hors sol
  • Quelques intellectuels et artistes. 

Tous disposent d’une profondeur émotionnelle intérieure, d’une autonomie interne, et de références morales à l’autorité transcendante, suffisantes pour arrimer l’affirmation d’eux-mêmes dans une filiation temporelle verticale (anciens maîtres, généalogie, ancêtres…), ce qui les affranchit de l’adhésion horizontale au groupe et du collage à l’idéologie. Parmi ces profils, l’on peut trouver (mais pas obligatoirement), des personnes aux hautes valeurs morales, d’une grande intégrité, et d’autres (ou les mêmes), avec une forte sensibilité aux processus liberticides 


Les rares qui ont compris dès les premiers signaux d’alerte, et n’ont pas besoin de l’expérience de la désolation pour mesurer le danger de la construction mentale délirante, incarnent le chemin étroit de la vérité et les résistants de la première heure. 
Ils appellent à la désobéissance face à l’abus de pouvoir, et invoquent un idéal humain de liberté, contre le règne absolu de la contrainte. Il faudra néanmoins attendre le réveil des masses, pour que le totalitarisme s’effondre, ces masses qui réagissent favorablement à la suggestion hypnotique, et se laissent facilement séduire, par le cadeau empoisonné de l’idéologie et son apparente cohérence : la fuite d’une réalité vécue comme désagréable. La propagande totalitaire fonctionne, car elle promet de transformer radicalement un monde dont les masses ne veulent plus, parce qu’elles n’y trouvent plus leur place. Bien entendu, ce sentiment d’être perdu, sans racine, le totalitarisme a pu lui-même en être à l’origine, avant d’en tirer profit. La globalisation offerte par l’idéologie totalitaire rassure ; elle donne l’illusion de la prise en charge totale, peu importe que cette prise en charge soit le fruit d’une mère omnipotente qui peut changer d’humeur à n’importe quel moment, jusqu’à tuer sa progéniture si cela lui chante. 

Les masses doivent cesser de collaborer et, partant, de croire. Et c’est inéluctable : l’expérience de la réalité totalitaire se chargera elle-même de la désillusion. 
Les masses, en éprouvant le fait totalitaire dans leur chair, dans leurs familles, dans leurs individualités, confrontées à l’action mortifère de la secte, finiront par ouvrir les yeux. Il est donc essentiel que cette alliance provisoire entre les propagateurs politiques de l’idéologie (décideurs politiques et économiques/propagandistes et intellectuels collaborant à l’idéologie) et une grande partie du peuple cesse. La diffusion de l’information, ainsi que le bouche-à-oreille de ceux qui témoignent à ceux qui les relaient, est également un facteur essentiel dans la désillusion des masses.

Désobéir est vital. Faire partie des hérétiques au sens propre, de ceux qui font le choix de ne pas se plier à la croyance religieuse de l’idéologie totalitaire. Il y a autant de désobéissances que de spontanéités individuelles. L’artiste qui ne suit pas l’art totalitaire désobéit, et fait de la liberté sa foi. « L’initiative intellectuelle, spirituelle et artistique est aussi dangereuse pour le totalitarisme que l’initiative criminelle de la populace, et l’une et l’autre sont plus dangereuses que la simple opposition politique. La persécution systématique de toutes les formes supérieures d’activité intellectuelle par les nouveaux dirigeants de masse a des raisons plus profondes que leur ressentiment naturel pour tout ce qu’ils ne peuvent comprendre. La domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l’existence ; elle ne tolère aucune activité qui ne soit pas entièrement prévisible. Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté. »[9]

Ne pas se soumettre au dogme, l’interroger et conserver son esprit critique, créer en-dehors de ce qui est permis, emprunter les sentiers de traverse, mais aussi archiver, conserver cet ancien que le pouvoir totalitaire désire détruire, informer, tout ceci fait partie de la résistance. Le totalitarisme craint le primat de la subjectivité, la texture unique du témoin qui transcrit ses émotions, sa sensibilité, sa vie psychique et son humanité ; il redoute cette liberté de l’esprit contre la rigueur de la lettre, l’ironie ou « le trait d’esprit », le rire contagieux qui le détrône de sa toute-puissance. Penser est dangereux, mais « ne pas penser est encore plus dangereux. »[10]


Que nous reste-t-il lorsque tout est perdu ? Devenir, pour reprendre le titre du livre d’Imre Kertész, un « être sans destin ». 

Cet auteur, déporté à Auschwitz à l’âge de 15 ans, et libéré du camp de Buchenwald en 1945, pose la question de savoir ce qu’il advient, lorsqu’un homme est privé de tout destin : « S’il y a un destin, la liberté n’est pas possible ; […] si la liberté existe, alors il n’y a pas de destin […], c’est-à-dire qu’alors nous sommes nous-mêmes le destin. » Peut-être devons-nous simplement accepter d’être dans la non-maîtrise des événements, et reprendre à l’inverse la devise de l’Abbaye de Thélème : « fais ce que dois ». Accomplir notre devoir humain, jusqu’au bout de ce dont nous avons la maîtrise, et au-delà, embrasser les affres de notre expérience humaine. Le ballon du délire paranoïaque collectif se dégonfle lorsque le langage trafiqué de l’idéologie perd de son charme envoûtant. C’est pourquoi notre liberté se conquiert dans le Verbe, qui nomme avec justesse l’expérience humaine, et ce fut depuis toujours le rôle des Humanités. Le « philosophe-médecin »[11] doit diagnostiquer, nommer le délire, et le caractériser.

Irrespectueux des lois du vivant, qui sont immuables, destructeur des lois transcendantes régissant la condition humaine, le système totalitaire est par essence voué à l’effondrement[12]. Il s’engraisse et survit par la collaboration de nombreux individus, la compromission des esprits et du langage, un renoncement à la vérité, et donc à la justice, le primat de la peur, donc de la haine. Je clôturerai ces trois épisodes avec Kertész : « […] je ne pense pas me leurrer en le disant, je me suis efforcé d’effectuer le travail existentiel, la tâche que m’a imposée le fait d’avoir survécu à Auschwitz. Je sais très bien à quel point j’ai été privilégié : j’ai vu le véritable visage de ce siècle monstrueux, j’ai regardé la Gorgone dans les yeux et j’ai survécu. Mais j’ai su dès lors que je ne me libèrerais jamais de ce spectacle, j’ai su que ce visage me garderait éternellement sous son emprise. […] Et, si vous me demandez maintenant ce qui me maintient en vie sur cette terre, je vous répondrai sans hésiter: l’amour. »[13]


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Notes
[1] Bilheran, A. 2019. « Contagion délirante et mélancolie dans la paranoïa », Revue Santé Mentale. Article en accès libre sur le site arianebilheran.com
[2] Collectif transgressé, clivage, division, délation, apartheid.
[3] Il est à souligner que tout ce qui contribuera à rompre les liens de l’idéologie contribuera à affaiblir le totalitarisme ; en ce sens la corruption traditionnelle au sens des petits arrangements entre des fonctionnaires et la population, par exemple, sera une épine dans l’ambition de domination totale du système totalitaire.
[4] Bilheran, A. 2017. Harcèlement. Psychologie et psychopathologie, Amazon. En vente sur ce site au format Pdf.
[5] Bilheran, A. 2020. Psychopathologie de l’autorité, Paris, Dunod.
[6] Bilheran, A. 2017. « Terrorisme, jeunesse, idéaux et paranoïa », Paris, Revue Soins, Elsevier. Article en accès libre sur ce site. : arianebilheran.com
[7] Je rappelle que nous sommes tous a minima névrosés, car nous avons dû tous opérer un refoulement sur nos pulsions primaires agressives, ce qui est plutôt une bonne chose pour parvenir à vivre ensemble.
[8] La perversion est une pathologie du narcissisme, qui instrumentalise à son propre intérêt. La jouissance obtenue n’est ni partagée ni créatrice pour chacun : elle est sadique et destructrice. Le pervers prend tout et ne partage pas. Il capture ce qui est sain et constructif, pour le dévier, le détourner, le salir et le détruire. Cf. Bilheran, A. 2019. Psychopathologie de la paranoïa, Paris, Dunod.
[9] Le totalitarisme, Chapitre XI.
[10] H. Arendt, entretien du 06 juillet 1974.
https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001722/hannah-arendt-sur-la-liberte.html
[11] Terme emprunté à Nietzsche.
[12] Cela ne présage pas de sa durée, ni de l’ampleur des destructions.
[13] Kertész, I. 2000. « Discours prononcé au Renaissance-Theater de Berlin », in L’Holocauste comme culture, Paris, Actes Sud, 2009.
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